Je ne me souviens pas de tout, mais vers 1967, 1969, une association dénommée Soleil duvaliériste de Kazal a été créée. On lui avait donné ce nom pour dissimuler ses véritables objectifs, afin de troubler les partisans de Duvalier. En réalité, l’association luttait contre les abus
de la police rurale, contre les abus de l’officier des contributions, et voulait chambarder le régime de Duvalier. L’association était dirigée par un de mes cousins, et j’en faisais aussi partie : j’assurais le poste de conseiller technique. Mais plus tard, j’ai dû démissionner, lorsqu’on nous a dit que si l’on voyait un militaire passer, on devait le tuer pour s’emparer de son arme et l’apporter au bureau du parti. Je n’étais pas d’accord avec cela.
Le jour des événements de 1969, je cousais. Un groupe d’hommes qui était en conflit avec le chef de la police rurale de Kazal est descendu pour aller l’attaquer, mais il avait déjà pris la fuite. Le groupe a déchiré le drapeau de Duvalier qui faisait face à l’église Saint-André, et a hissé un drapeau bleu et rouge à sa place. Puis ils se sont rendus au bureau de la milice et ont fait pareil. Ils ont aussi obligé le commandant de la milice à scander « À bas Duvalier ». Le commandant a envoyé la nouvelle à Cabaret, à l’Arcahaie, au Fort-Dimanche, et c’est ainsi que le massacre a commencé.
Je suis allé me cacher à Boucan Carême, dans les bois. Je voulais attendre que tout se soit calmé avant de redescendre. J’ai passé 5 jours sans rien manger, sans rien boire. Au sixième jour, je suis sorti de ma cachette, j’ai trouvé une orange amère, je l’ai mangée… et on m’a attrapé. On m’a frappé continuellement jusqu’à ce que j’arrive à Kazal. Puis on m’a ligoté les mains et les pieds ensemble.
Il y avait un certain Pierisca qu’on avait aussi attrapé. J’ai entendu dire qu’il avait beaucoup de biens, des bœufs, du maïs, du petit mil. On l’a tellement maltraité qu’il ne pouvait plus marcher. On l’a amené sur une porte et, une fois à Kazal, on l’a attaché au quenepier, sur l’actuelle place de la Résistance. On m’a demandé de regarder ce qui allait m’arriver : on lui a envoyé trois rafales de mitraillettes. Il est mort sur-le-champ.
Puis, ça a été mon tour. On m’a emmené face à une fosse, derrière chez Sylvain, et on m’a demandé de dire mes derniers mots. J’ai dit :
« Bon dieu, je sais que j’ai péché mais reçois mon âme, garde mes enfants, je sais qu’ainsi ils seront bien protégés. » Puis j’ai dit que la fosse n’était pas assez profonde, que mon odeur allait se propager. À ce moment, un sergent annonça aux messieurs que je n’avais plus rien à dire, qu’ils devaient me laisser partir. Après, le magistrat Marc Delva m’a pris et m’a emmené chez moi.
Ma vie après les événements a été très difficile. Avant j’étais tailleur, mais ensuite je ne trouvais plus de travail car j’avais tout perdu. Je me suis donc rendu à Kouyo, à l’Arcahaie, pour refaire ma vie. Le chef de la police rurale m’avait donné l’autorisation de partir. Mais à cause des médisances, le capitaine Odigé m’a fait arrêter. On disait que j’étais communiste, que j’allais instruire les gens sur le communisme. J’ai marché neuf heures sous la pluie pour revenir et j’ai été emprisonné.
Anselme Benoît, tailleur, ancien membre du mouvement de résistance à Kazal.