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Entre 1968 et 1969, une série d’actes mettant en cause le régime de Duvalier, se faisant écho sans être nécessairement liés entre eux, s’est produite à Kazal, commune rurale située au nord de Port-au-Prince. Des membres du parti communiste haïtien, dits kamoken, persécutés par les forces duvaliériennes, ont cherché refuge dans cette région. Des paysans kazalais, avec l’appui de Jérémie Eliazer, ancien officier de l’armée révolté par les exactions commises par Duvalier et ses affidés, ont manifesté leur refus de payer des taxes et prélèvements démesurés sur les denrées et produits agricoles du marché à Kazal. Ils se sont également opposés au contrôle abusif de l’eau de la rivière traversant le village et servant à l’arrosage des champs, qui prenait parfois la forme de descentes militaires. Le village de Kazal n’était à l’évidence résolument pas étranger à la résistance, aux injustices sociales et aux violences politiques de ces années-là. Face à ces actes d’insoumission, des soldats de l’armée et des macoutes sous les ordres du gouvernement de Duvalier n’ont pas tardé à réagir. Le 27 mars 1969, ils ont réprimé ces expressions de lutte avec une cruauté sans égale, laissant une vingtaine de morts au milieu des mornes et des quenepes et plus de 80 disparus. Le « Massacre de Kazal » s’est ainsi ajouté aux massacres des paysans de Thiotte et des Vêpres jérémiennes qui ont eu lieu en 1964 avec lesquels il s’est confondu. Par lui, la géographie de la terreur duvaliériste en Haïti s’est vertigineusement étendue et a atteint son paroxysme.

Cette action meurtrière infligée aux habitants de Kazal a duré quelques heures pour certains, quelques jours pour d’autres (Portelli, 2001). Pourtant, cet événement n’a cessé d’agir sur la mémoire collective jusqu’à nos jours. Certes, les faits ont pris fin mais l’événement remémoré par des mots parfois renouvelés, parfois retrouvés, n’a pas de limites et fait irruption à chaque échange entre personnes ou entre collectifs ainsi que dans le dialogue silencieux de soi à soi. C’est que la mémoire, et de surcroît celle d’un massacre, n’est pas un réservoir de souvenirs, elle ne se laisse pas enfermer, elle n’a jamais de clôture, elle est un pont qui met en lien les morts et les vivants et assure ainsi la possibilité de penser le monde présent en résonance avec le passé. Elle est un chemin ininterrompu plein de bifurcations, parsemé de trous et de silences à franchir, de culs-de-sac — des oublis involontaires ou imposés — obligeant à des détours. Ce chemin mouvant, qui souvent déchire les souvenirs du passé, les métamorphose inévitablement et parfois les fragmente, peut les enchaîner à des pouvoirs arbitraires ou intéressés, mais aussi les libérer de ces chaînes… La mémoire est radicalement laborieuse, conflictuelle et plurielle. Elle prend position.

 

Les personnes qui ont vécu ces événements à Kazal, ainsi que celles à qui elles ont transmis leurs expériences et leurs souvenirs et qui sont à leur tour devenues des passeurs, parcourent ce chemin mémoriel sinueux mettant la mémoire au travail et délivrent des récits divers à ceux qui, désireux de comprendre ce qui s’est passé, écoutent d’une manière attentive. Ce travail de la mémoire est indispensable pour saisir le sens des actions infâmes subies qui ont repoussé les narrateurs-témoins aux bords du monde connu d’où il leur faut chaque jour revenir. Et pourtant, ce sont des récits héroïques et militants que ces derniers racontent d’emblée, s’exprimant quasiment à l’unisson quoiqu’individuellement : celui de Jérémie et de ses compagnons affrontant leurs ennemis duvaliéristes qui s’acharnent à les anéantir ; d’autres qui racontent sa bravoure lorsqu’il a descendu du mât le drapeau noir et rouge, symbole du duvaliérisme, du poste des Volontaires de la sécurité nationale de Kazal et hissé à sa place le drapeau indépendantiste bleu et rouge de Pétion ; d’autres encore qui disent la lutte qui précède la tragédie et décrivent avec des détails troublants le martyre enduré par les corps dispersés des victimes.

Ces récits reviennent sans cesse sans dissonances. Leur obstination interroge. Cette ténacité mémorielle ne doit pourtant pas être considérée comme la manifestation d’une mémoire traumatique qui se serait immobilisée dans une litanie vide de sens. Au contraire, elle est le signe que quelque chose se dit toujours de ce passé, que l’oubli, toujours aux aguets, n’a pas dilué les souvenirs de ces actes intolérables, souvenirs qui, relatés d’une manière presque identique comme un rituel ou un poème épique, ont la force d’un cri têtu, public et nécessaire qui rappelle et dénonce l’horreur. C’est qu’il y a quelque chose d’imprescriptible dans ce passé auquel personne ne peut se soustraire.

Cependant, ces récits d’épisodes héroïques — mémoire publique — qui bénéficient d’une attention privilégiée, risquent de rester figés et de perdre leur force dénonciatrice si leurs narrateurs et ceux qui écoutent et transmettent à leur tour ne tiennent pas compte d’autres fils narratifs qui émergent en parallèle. Ceux-là se racontent en famille ou entre voisins à Kazal, loin des commémorations publiques ou médiatiques. Souvent ensevelis dans le quotidien, ils laissent apparaître les individualités — les corps tangibles — des narrateurs victimes ou témoins. Nés dans le silence et l’anonymat de la vie courante, ces récits du vécu introduisent des fissures dans la mémoire héroïque et déstabilisent son ambition imposante et totalisatrice. Ils ouvrent le passé à de nouvelles lectures et interrogations. Ils révèlent ainsi les deuils causés par des pertes irréparables ainsi que les souffrances des parents et des enfants, leurs peurs et douleurs intimes mais aussi leur courage, comme celui de cette mère qui cache ses enfants sous les lits au moment des atrocités, brouillant avec tendresse et détermination les pistes face aux soldats assassins. Ou comme ce grand-père qui, en caressant son petit-fils, décrit avec force détails comment son propre fils a risqué sa vie en pénétrant dans la maison incendiée pour sauver quelques photos et surtout le tambour hérité de ses aïeux. Un récit mémoriel qui raconte comment ne pas rester aux marges de la mémoire et donc du monde social — le tambour et les photos en étant la garantie.

Mais il y a aussi les récits à voix basse tant les dire est difficile, mémoires blessées, mémoires secrètes, qui murmurent les règlements de compte issus d’inimitiés ordinaires familiales ou personnelles, camouflés dans la confusion effroyable de la tuerie. Ils racontent également les complicités avec les macoutes, dont certains narrateurs avouent qu’ils en ont été : « On n’avait pas le choix sinon on était un homme mort », disent d’anciens miliciens, habitants de Kazal, entre repentance, lâcheté durement assumée et actes à jamais inexpiables. Et il y a encore ces récits de rapts et de viols de femmes. « Beaucoup de tontons macoutes sont partis avec les belles filles à peau claire et aux yeux bleus » se souviennent certains rescapés et témoins du massacre. Les langues se délient. La souillure ressentie par les viols, autrefois réduite au silence, est devenue une mémoire qui, ne s’étonnant plus de l’insoutenable, fait son apparition. La question « épidermique » (phénotypique) associée aux conflits liés aux hiérarchies sociales — l’opposition noir-mulâtre — et la violence déchaînée le 27 mars font système dans la mémoire de beaucoup de Kazalais et nous font comprendre que c’est souvent sur le corps féminin que s’est déroulée « la guerre de races » (Foucault, 1997) à Kazal en rejouant en même temps une partie de l’histoire d’Haïti.

Ces parcours mémoriels, naturellement inachevés tant les méandres et les interprétations du passé sont nombreux, se conjuguent toujours au présent. Les témoignages recueillis dans ce livre et les photographies des visages, gestes, corps, outils de travail des Kazalais, ainsi que des arbres protecteurs du village, sont eux aussi au présent. Soigneusement cadrées et captées, leurs images prolongent chaque mot de ces réminiscences exprimées de ce passé en les faisant entrer dans un dialogue nécessaire et réciproque. C’est que le temps propre du passé est le présent (Deleuze in Sarlo, 2005). C’est l’ici et maintenant qui mobilise ces témoins pour dire l’autrefois afin d’envisager la possibilité du futur. Un massacre est l’interruption d’un monde. Par l’exploration et l’évocation, les mémoires des faits et des expériences de cet événement à Kazal ramènent au présent le passé, non pas le passé d’un retour aux origines, impossible, mais un passé qui advient. Or, ces mémoires ne peuvent pas trouver leur vertu libératrice, constructive et compréhensive si elles n’ont pas dans l’horizon une justice qui les accueille, leur prête l’oreille et leur reconnaisse, au nom de la société entière, leur « puissance de désir donc d’avenir » (Didi-Huberman, 2017), leur espoir. 

Claudia Girola, anthropologue et maître de conférences à l’université Paris Diderot.

Ses interventions et réflexions portent principalement sur les questions de territorialités et de mémoires.

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